par François Miclo | 23 décembre 2022 | Recette
Demain, c’est Noël. Une fois n’est pas coutume, vous ne tenez pas la permanence téléphonique de SOS Détresse Amitié, mais vous allez réveillonner chez votre voisin du dessus, M. Preskovitch. Or, vous ne savez pas quoi apporter à cet homme de goût. Vous hésitez. De succulents doubitchous faits à la main puisque roulés sous les aisselles ou encore un délicieux kloug au cacao de synthèse – il connaît, il a tout ? Essayez donc de réaliser un authentique Stollen : c’est fin et ça se mange sans fin !
Qu’il s’appelle Stollen, Christstollen ou Weihnachtstollen, ce gâteau nous vient assurément d’Allemagne et son origine se perd dans la nuit des temps. C’est un gâteau à pâte levée, parsemé de fruits secs, de fruits confits et d’épices. Il en existe de nombreuses variantes et chaque famille en possède sa recette propre.
Ingrédients
500 g de farine
100 g de sucre
200 ml de lait demi-écrémé
30 g de levure de boulanger
100 g de beurre à température ambiante
200 g de raisins secs (sultanines)
50 g d’amandes
50 g de noisettes
50 g d’oranges et de citrons confits
30 cl de rhum
Préparation
1. Faire macérer dans le rhum les fruits confits et les raisins secs toute une nuit. Si vous êtes pressé par le temps, faites chauffer le rhum et trempez-y les fruits pendant une heure. Concassez amandes et noisettes.
2. Faites un levain rapide. Dans un bol, émiettez votre cube de levure boulangère (ou votre levure sèche) dans un peu de lait tiède, un peu de farine et un peu de sucre. Donnez 10 petites minutes à ce mélange pour qu’il commence à s’activer.
3. Mélanger le sucre, la farine, le lait et la levure dans un récipient.
4. La pâte commence à se décoller ? C’est le signe que vous pouvez y ajouter peu à peu les morceaux de beurre.
5. Un peu d’activité physique ne nuit jamais : pétrissez la pâte, malaxez-la, tout en chantant à tue-tête Les Mains d’une femme dans la farine de Claude Nougaro.
6. Si vos voisins n’ont pas alerté la police et que nous n’avez pas été placé encore en garde-à-vue pour tapage sonore, ajoutez à votre belle petite pâte les fruits macérés dans le rhum ainsi que les fruits secs.
7. Il vous reste certainement un peu de rhum ? Vous avez deux heures pour finir la bouteille. Ça tombe bien : c’est le temps qu’il faudra à votre pâte pour se reposer à température ambiante.
8. Couper votre pâte en deux pâtons de taille plus ou moins égale. Façonner chacun d’eux en forme de rouleau (Stollen en allemand signifie « rouleau »). Placer ces deux rouleaux sur une plaque à pâtisserie et laissez-les se développer pendant trois heures.
9. Vous avez préchauffé votre four à 180°C (thermostat 6) ? Parfait ! Enfournez vos deux Stollen pendant une heure. Ils vous en remercieront.
10. Sortez vos Stollen du four et, en tâchant de ne pas vous brûler, placez-les sur une volette. Ne sont-ils pas beaux et appétissants ? Ils le seront encore davantage si vous ne vous arrêtez pas en si bon chemin. À l’aide d’un pinceau de cuisine, badigeonnez généreusement vos gâteaux encore chauds de beurre fondu et saupoudrez-les encore plus généreusement de sucre glace.
Variantes
Pour un Stollen plus épicé : ajoutez à l’étape 3 un soupçon de cannelle, de badiane, de gingembre, de vanille ou encore de cardamome en poudre. Evitez toutefois le poivre, le cumin ou le curry.
Casse-Noisette : vous pouvez légèrement faire torréfier dans une poêle vos amandes et vos noisettes concassées. Vous pouvez également varier les plaisirs et ajouter à ces fruits secs des noix, des pistaches, des pignons de pin, etc.
Pour un Stollen plus fruité : dans certaines villes allemandes, le Stollen ressemble à une vraie Cassata sicilienne ! Rien ne vous interdit donc d’ajouter à votre recette des fruits confits comme l’angélique, la cerise, le cédrat, la clémentine, le kumquat et même le gingembre. Essayez aussi d’intégrer des fruits secs non confits : abricot, figue, etc.
Pour un Stollen au massepain : à l’étape 8, étendez votre pâton sur votre plan de travail en vous aidant d’un rouleau à pâtisserie, placez de la pâte d’amande à l’extrémité supérieure de la pâte étalée et roulez vers vous le pâton pour y enfermer la pâte d’amande.
En bref
Le Stollen est aimant. Il est tolérant. C’est vous qui déciderez, avec vos propres goûts et votre propre expérience, ce qu’il sera. Tous les Stollen sont différents, mais tous sont égaux en droit et en dignité. Tentez l’aventure et impressionnez, demain soir, M. Preskovitch !
par François Miclo | 22 décembre 2022 | Histoire
Une crèche n’est pas simplement la réunion de la Sainte-Famille autour d’un heureux événement. La Nativité n’est rien sans le bœuf et l’âne, qui ont beaucoup de choses à nous dire.
La crèche que nous connaissons remonte à saint François d’Assise. Le soir de Noël 1223, il organise à Greccio, petit village du Latium, la première crèche vivante de l’histoire. François est allé en pèlerinage à Jérusalem, il a été marqué par sa visite à Bethléem. A Greccio, il veut offrir aux Italiens un Bethléem « grandeur nature », loin des dangers et des périls d’une Terre Sainte sous domination ottomane. Il veut surtout incarner l’Incarnation, c’est-à-dire rendre plus sensible aux yeux des chrétiens ce que célèbre Noël : Dieu s’est fait homme.
La Crèche, incarnation de l’Incarnation
Toute la théologie de François d’Assise tient, au fond, dans la crèche, incarnation de l’Incarnation, comme elle tient également dans les stigmates dont il sera marqué, signes de sa passion de la Passion. Les redondances syntaxiques traduisent ici une surabondance théologique.
À Greccio, François choisit une grotte pour y célébrer la messe de Noël. Des villageois y interprètent les personnages de la crèche. On place même un bébé dans la mangeoire. Pour parachever le tout, on fait venir un bœuf et un âne aussi. Pourquoi cette présence animale dans la crèche ? Nulle part, elle n’est mentionnée dans l’évangile de Luc, qui constitue pourtant le récit le plus complet de la Nativité. Certains historiens avancent que c’est là pure invention de saint François, dont chacun connaît l’affection qu’il porte à la Création et à toutes les créatures. Plus « scrupuleux », d’autres vont chercher l’explication dans l’évangile du pseudo-Mathieu, apocryphe du VIe siècle : « Marie entra dans l’étable, elle mit son enfant dans la crèche, et le bœuf et l’âne l’adorèrent. » Evidemment, tout cela est bien attrayant et correspond assez parfaitement à la perspective franciscaine. Mais un petit détail nous chiffonne. Personne n’a attendu le XIIIe siècle pour inclure un bœuf et un âne dans les représentations de la Nativité. Depuis très longtemps, les deux animaux figurent presque partout, jusqu’à devenir indissociables de Noël. Mieux encore : on les retrouve sur des sarcophages du IVe siècle – deux cents ans avant que l’évangile du pseudo-Mathieu ne soit rédigé…
Au IVe siècle, le bœuf et l’âne sont déjà là
Conservé au Museo Nazionale de Rome, le sarcophage de Marcus Claudianus (notre illustration) représente la vie de Jésus. Il figure d’une manière assez particulière la Nativité : un enfant couché dans une mangeoire et veillé par un âne et un bœuf. À Milan, dans la basilique Saint-Ambroise, le sarcophage de Stilicon (IVe siècle) est encore plus parlant : tous les autres personnages de la Nativité ont disparu, seuls sont représentés pour la figurer un enfant emmailloté dans une mangeoire, un bœuf et un âne. Il suffit donc au IVe siècle de représenter un nouveau-né et les deux animaux pour que chacun comprenne immédiatement la signification de la scène.
Nous pouvons en déduire que, dans l’Eglise des premiers siècles, le bœuf et l’âne ne sont pas des éléments accessoires de la Nativité : ils y jouent un rôle considérable. Ils doivent même occuper, dans la pastorale, une place centrale. Or, nous rencontrons ici un léger problème : les évangiles canoniques ne mentionnent absolument pas les deux animaux. D’où tire-t-on, au IVe siècle, cette référence ? Elle provient d’Isaïe : « Le bœuf connaît son propriétaire, et l’âne l’étable de son maître, mais Israël ne la connaît pas, mon peuple ne comprend pas. » (Is., I,3.)
Les chrétiens du Ier siècle entendent l’évangéliste Luc leur dire : « Marie enfanta son fils premier-né, elle l’emmaillota et le coucha dans une crèche. » (Luc, 2,7.) La crèche (phatnê, en grec ; praesepium, en latin), c’est la mangeoire, l’auge et, par synecdoque, l’étable. Ils vont donc rechercher dans les Ecritures tous les éléments qui anticipent, annoncent et justifient le récit de l’évangéliste. Il s’agit d’ancrer le Nouveau Testament dans l’Ancien, quitte à inverser la méthode midrashique en faisant de Jésus le point vers lequel tout converge. Et bingo ! le texte d’Isaïe est là. C’est bien le prophète Isaïe qui tient la lisière du bœuf et de l’âne, et fait rentrer les deux animaux dans la crèche.
Deux animaux pour une théologie pas si bête
La première fonction de ces deux figures animales est, donc, de montrer l’accomplissement que représente la Nativité : la naissance du Christ était annoncé par les Ecritures.
Bêtes de somme, le bœuf et l’âne vont se charger d’autres significations au cours de l’histoire. Les Pères de l’Eglise ne seront pas en reste pour alourdir le bât. Au IVe siècle, Grégoire de Nysse écrit : « Le Bœuf, c’est le Juif enchaîné par la Loi ; l’Âne, porteur des lourds fardeaux, c’est celui que chargeait le poids de l’idolâtrie. » Dans les mêmes années, Ambroise de Milan consacre l’âne comme une représentation des païens. Il précise que la seule réalité historique de la crèche, c’est l’enfant qui vient de naître : le bœuf et l’âne ne sont que des allégories. « Tu entends, écrit-il, les cris de l’enfant, mais tu n’entends pas les beuglements du bœuf. »
Accomplissement de la première Alliance et signes que le Christ est venu pour sauver les Juifs aussi bien que les Gentils : voilà ce que nous disent l’âne et le bœuf. Leur présence n’indique pas simplement l’étable, dans laquelle on les trouve naturellement. Elle nous enseigne que Noël est destiné à tous. Voilà, du moins, ce que comprenait le chrétien des premiers siècles, qui avait fait du bœuf et de l’âne les figures centrales de la Nativité.
par François Miclo | 20 décembre 2022 | Culture
De tous les grands guerriers que la Grèce a engendrés, Ulysse fut certainement le plus rusé, le plus intelligent, le plus madré, le plus roublard aussi. C’est lui, nous dit Homère, dans L’Illiade, qui concocta le stratagème du « cheval de Troie », que chacun connaît et qui a mis fin à dix ans de siège de la mythique ville. Encore aujourd’hui, les informaticiens craignent les chevaux de Troie (Trojan horses), ces logiciels malveillants qui abordent les systèmes d’une façon pacifique pour mieux les saborder. N’ayons pas peur des mots ni des anachronismes : Ulysse fut le premier hacker de l’Histoire. Mais ce genre de carrière ne dure pas très longtemps. Le jour vient nécessairement où un dieu prend contre vous son arrêt définitif et vous condamne au pire. Au demeurant, c’est ce qui est arrivé à notre bon Ulysse : il éborgne un cyclope, fils de Poséidon, et ce dernier devient très colère. Le dieu des mers envoie alors Ulysse se faire voir, non pas chez les Grecs comme c’était assez courant de le faire à l’époque, mais d’île en île, de tempête en tempête, de vague en vague, de port en port, vingt ans durant. Et cela constitue le point de départ de toute L’Odyssée, d’Homère.
Un « Forum théâtral » dédié à Julian Assange
Cela étant, comment peut-on, au Théâtre National de Strasbourg (TNS), qui est une belle et grande maison, où l’on honore de manières diverses le répertoire comme la création contemporaine, accomplir le moindre rapprochement entre Ulysse et Julian Assange, jusqu’à produire un « Forum théâtral » intitulé Assange Odysseia,, proposé par Sarah Datoussaid et Sarah Siré. Il n’y a évidemment, en apparence, rien de commun entre le personnage mythologique d’Homère et l’instigateur de WikiLeaks. En apparence, seulement. Car le théâtre (comme la littérature ou comme la poésie) est ce lieu privilégié où l’on s’intéresse toujours à tout autre chose qu’aux apparences. « L’objet du théâtre, ce sont les passions humaines. Rien d’autre », disait Philippe Lacoue-Labarthe. Rien de ce qui est humain n’est étranger au théâtre.
Et le risque est fort pour que cette Assange Odysseia, pari audacieux, soit un pari réussi. Parce qu’au-delà des siècles, au-delà de la différence substantielle entre un héros mythologique et l’un de nos contemporains sur lequel pèse une légère peine de 175 années de réclusion (la justice américaine ne fait jamais dans la demi-mesure), il reste une nature humaine qui passe les siècles et fabrique, pour chaque époque, de nouveaux héros. Ulysse et Assange sont rusés et intelligents. Ils furent tous deux des hackers. Ulysse a dû fuir la vindicte de Poséidon. Après les révélations de WikiLeaks, Assange fut contraint de se mettre à l’abri de l’Administration américaine qui, républicaine autant que démocrate, n’a jamais lâché le morceau – on aurait aimé voir le président Biden suspendre les poursuites.
Mais une malédiction supplémentaire s’est abattue sur Julian Assange : la tempête de Poséidon, celle qui se déchaîne en permanence depuis quelques années, dans les réseaux sociaux, dans les chaînes d’information en continu et qui submerge en trente secondes une information la remplaçant aussitôt par une autre.
Un espace de débats et de confrontations
Qui, aujourd’hui, s’intéresse encore à Julian Assange ?… Personne. Où s’y intéresse-t-on ? Nulle part.
Sauf au théâtre, évidemment. Parce que le théâtre (comme la littérature, comme la poésie) demeure le seul moyen de pouvoir faire une pause dans la succession d’images, d’informations et de nouvelles qui nous noient (malédiction toujours de Poséidon, que le divin Homère a placé sur nos petites têtes !), pour ouvrir un espace de débats et de confrontations.
Ouvrons donc le débat ! Quelques-uns ont d’ores et déjà annoncé leur participation ferme et définitive : Rafael Correa, Baltasar Garzón, Jennifer Robinson, Nancy Hollander, Amnesty International, Geoffroy de Lagasnerie, Wikileaks, Françoise Tulkens, Julien Pieret, Marie-Laurence Hébert-Dolbec, Milo Rau, la FIJ, Stephania Maurizi, Denis Robert, Diane Bernard. Les Strasbourgeois seront heureux de revoir, à cette occasion, Françoise Tulkens, qui fut longtemps juge belge à la Cour européenne des droits de l’Homme. D’autres noms de participants devraient suivre. C’est certain : les débats seront riches. On y passera la nuit. Nous vous tiendrons au courant.
Au TNS, le 24 janvier 2023.
par François Miclo | 16 décembre 2022 | Culture
En 2011, Jean Clair, qui n’était pas encore élu à l’Académie française, publiait un pamphlet chez Flammarion : « L’hiver de la culture ». » Retour saisonnier sur ces propos qui nous invitent à réfléchir.
François Miclo : On vous savait historien de l’art, conservateur de musée, académicien. On vous retrouve météorologue… Drôle de reconversion ! Quel est cet « hiver de la culture » que vous prophétisez ? Et le printemps, c’est pour bientôt ?
Jean Clair : Vous me prenez à mon propre jeu. C’est vous qui filez la métaphore, moi je ne la développe pas. Je me contente de décrire l’hiver de la culture, sans dire que le printemps va advenir et que l’été a passé. Lorsque l’on vit à une époque du « Tous aux abris ! », on devient météorologue. Tout s’efface devant l’urgence. Alors, vous me demandez pourquoi l’hiver. L’automne était déjà pris : Nietzsche, dans Le Gai savoir, parle de cet automne interminable, dont il goûte les fruits des vendanges tardives à Turin. Il a magnifiquement décrit ce qu’il appelle « le sentiment d’un automne de la culture ». En 1880, l’Europe était à l’apogée de son pouvoir et jouissait de la plénitude de ses productions intellectuelles et artistiques. Aujourd’hui, la culture fond comme flocon tombe en hiver. Après la glorieuse saison des vendanges d’automne, vient donc la saison froide d’une très grande pénurie. La prolifération fébrile des « biens culturels » va de pair avec la longue agonie de la culture qui se dépouille et ressemble à une branche morte recouverte par le manteau de neige grisâtre de la laideur, de la technique et de la marchandisation.
Rien de très nouveau sous le brouillard : Thomas Mann tenait déjà votre discours en 1914 !
Je m’inscris effectivement dans une filiation qui va de Nietzsche à Husserl en passant par Thomas Mann, sans avoir toutefois la prétention d’égaler le génie de ces illustres auteurs ! La naissance des industries culturelles signifie la mort de la culture classique de l’individu. Hannah Arendt souligne, dans La Crise de la culture, que « les œuvres d’art doivent être délibérément écartées des procès de consommation et d’utilisation et isolées loin des sphères des nécessités humaines ». C’est une position rigoureuse à laquelle je souscris. Elle va totalement à l’inverse de l’époque actuelle, où les biens culturels sont abondamment distribués et où le système de consommation frénétique transforme les anciennes institutions culturelles en « abattoirs culturels ».
Pourtant, ces « abattoirs culturels » fonctionnent à plein régime : un musée par jour ouvre ses portes à l’heure actuelle en Europe !
Je signalais déjà ce phénomène dans mon livre Considération sur l’état des beaux-arts. Les musées se développent aussi rapidement que les églises en Europe au XIe siècle, où une église ouvrait ses portes chaque jour. Mais la culture n’occupe pas la place désertée par le culte. Au contraire, c’est un jeu de dupes terrifiant qui se met en place. Remarquons au passage que nous n’avons pas besoin d’un énième musée consacré à l’histoire de France, mais d’un véritable, riche et vaste Musée de l’Europe, dont celui de Bruxelles n’est qu’une brève et pauvre esquisse. Après avoir déambulé devant le chapeau de Robert Schuman et la canne de Winston Churchill, le visiteur finit son parcours devant le spectacle d’une boîte de nuit des années 1980. C’est tout de même un peu pauvre !
L’Europe n’est-elle pas victime de la dénégation de soi ? À force de nier ses racines, ne serait-elle devenue exotique à elle-même ?
Il y a une véritable hostilité envers toutes les traces qui rappellent l’identité ou, si vous voulez, l’entité à la fois commerciale et spirituelle que fut l’Europe. Les marchands de la Hanse faisaient pénétrer les retables des primitifs flamands jusqu’au-delà du cercle polaire ; les ateliers chartrains allaient diffuser leurs modèles jusqu’en Navarre. Et au XVIIIe siècle, quelle unité intellectuelle, encore : les philosophes, en perpétuel déplacement de Paris à Londres, à Berlin et à Saint-Pétersbourg ! Comparez avec le mépris qui règne aujourd’hui : l’oubli de la célébration des fêtes chrétiennes dans l’agenda de l’Union européenne, l’absence de portraits et de lieux dans l’iconographie de la monnaie européenne révèlent bien le refus de notre héritage culturel. Franchement, au lieu d’avoir, sur un billet de 10 euros, un dessin abstrait, ne serait-il pas plus glorieux d’y retrouver le visage de Goethe, Pascal ou Hegel ? La silhouette du Parthénon ou de la cathédrale de Chartres ?
Je vous vois venir : sans transcendance, pas de culture. Dans le fond, vous êtes indécrottablement catholique – tant pis si c’est contagieux, je suis moi-même assez atteint.
Vous me poussez dans mes retranchements. J’avoue, mais avec des circonstances atténuantes. J’aurais tendance à dire avec Novalis que je regrette Europe ou la Chrétienté. Mais ça ne nous mène pas très loin parce qu’on ne voit pas de quelle chrétienté l’Europe d’aujourd’hui pourrait se réclamer. Cela lui est même strictement interdit. Reste à savoir si la culture peut être le substitut de l’unité spirituelle qui a été le socle de l’Europe.
On vous réduit souvent à un adversaire de l’art contemporain. Celui-ci est-il, avec la sacralisation du profane, un symptôme, voire une cause du désenchantement du monde ?
L’art contemporain, cela ne veut évidemment rien dire. Je pense que, dans l’une de ses tendances, qui est, cela n’est pas un hasard, la plus célébrée par le marché et les médias, il constitue une perversion radicale. Dans De Immundo (Galilée, 2004), je recensais tous les matériaux utilisés par cet « art de l’abject » : déchets corporels, exaltation de la part animale de l’homme. Il est assez amusant d’observer tous ces plasticiens athées et iconoclastes qui nient le Mal mais utilisent sans le savoir les attributs du Malin − cheveux, poils, rognures d’ongles, humeurs du corps et autres immondices − selon la plus pure théologie médiévale. Ces sectaires d’un état adamite, qui ne croient pas à l’existence du Mal et se racontent le joli conte d’un état de nature fait de pureté, d’innocence et d’union libre, sont en réalité les fervents illustrateurs aujourd’hui des hérésies gnostiques du IIe siècle.
Il n’y a plus ni tenue ni retenue. Cet art mutant correspond à l’état infantile décrit par Freud, où le nourrisson tout-puissant ne produit jamais que sa propre déjection pour l’offrir à sa mère. C’est l’incontinence du moi : « Je pisse donc je pense ! » Retour au primitif, dans le registre du répugnant en prime. C’est la négation même de l’art, puisque celui-ci naît précisément de la sublimation du réel, transformant jusqu’aux éléments naturels comme le fumier ou la terre en matériaux précieux, pigments, ocres, huiles, vernis qui, soumis à des canons esthétiques, permettent de représenter un univers transcendant du Bien et du Beau.
Tenez ces propos à un colloque d’esthétique, et vous vous faites huer !
Notre époque vit dans la haine du beau et dans la délectation de l’avilissement. Tenez, j’ai sous les yeux le programme du prochain colloque organisé par l’Institut national d’histoire de l’art. Le thème porte sur les humeurs féminines, le sang menstruel. Ça commence par une intervention portant sur « Panique génitale : fluide menstruel et psychopathologie de la créativité féminine au passage du siècle ». Après la pause, ça continue avec « Présence réelle et symbolique du sang menstruel chez des artistes femmes des années 1970 à nos jours »… Il y a huit communications en tout sur ce thème…
Ça fait envie ! La conférence est suivie d’une performance ?
S’il y en avait une, je crois que je me forcerais à y assister, ne serait-ce que pour mesurer l’écart entre cette opération de transgression organisée et l’iconographie biblique. Le rapport aux humeurs du corps est présent dans de nombreux épisodes bibliques, du Suaire au sang de la fille de Jaïre, et du sperme de Dieu au lait de la Vierge : c’est ce fond complexe qui donne naissance à une production esthétique extraordinaire ; il suffit pour s’en convaincre d’admirer la Madone à l’enfant de Bellini, ou Le Voile de Véronique de Zurbaran…
Comment cet art qui exalte ce qu’il y a de plus bas en l’homme peut-il recevoir l’appui financier et moral de l’État ?
Pas seulement de l’État, mais aussi de l’Église ! On appelle « art contemporain » ce qui est déclaré comme tel par ces institutions. Il est fort intéressant de s’interroger sur les raisons pour lesquelles l’Église prête son concours à l’État pour imposer une image avilissante de la création artistique et de l’homme lui-même. On a installé récemment, dans le baptistère de Saint-Sulpice à Paris, une « machine à baptiser » qui laisse couler un liquide plastique, le « sperme de Dieu », sur des certificats de baptême géants… Je suis donc outré que ces productions reçoivent la bénédiction des pouvoirs publics et religieux alors que des artistes qui travaillent avec la même intensité, la même passion, la même puissance que les Anciens et créent des œuvres plus belles et plus profondes que toutes ces déjections sont ignorés par les « décideurs », tenus à l’écart du marché de l’art et, donc, ce qui est terrible, inconnus du public.
Pourquoi ne pas les nommer dans votre livre ?
Mon livre n’est pas une brochure destinée à faire connaître des artistes méconnus.
Peut-être, mais nous ne sommes pas dans votre livre. S’ils sont ce que vous dites, ce serait une bonne action de le faire ici. Et s’ils incarnaient le printemps de l’art ?
Je ne sais pas, je l’espère.
Des noms, vous dis-je !
Beaucoup de ceux qui, attirés par Giacometti et Balthus, par exemple, sont venus, de l’étranger s’établir et vivre à Paris après la guerre : Mason, Szafran, Arikha, Lucian Freud, Velickovic et tant d’autres : une sorte de seconde École de Paris – sans nommer des inconnus restés inconnus, Jörg Ortner par exemple, un génie qui vient de mourir dans une absolue misère physique …
Peut-être ne sont-ils pas dans les petits papiers de François Pinault ?
Il paraît que Pinault achète tout indistinctement, mais il y a ce qu’il montre et ce qu’il cache.
Cela dit, en vous lisant, on a parfois l’impression que vous torturez la réalité pour qu’elle se conforme à votre démonstration. Peut-on pousser à ce point la détestation des musées ?
Dès que je suis dans une ville, je me précipite au musée ! Il est vrai que je me rends plus spontanément dans les musées scientifiques que dans les musées d’art, parce que j’y trouve un intérêt plus grand sur le plan des idées et des formes. Aujourd’hui, ce sont d’ailleurs les musées scientifiques qui ferment les uns après les autres. Leurs collections ne sont plus guère entretenues. Quel manque de respect pour l’histoire de l’humanité ! Pendant ce temps, tous les moyens sont mobilisés pour financer les expositions d’art contemporain. Je dois bien admettre que le musée tel que je l’ai connu lorsque j’étais conservateur est en voie de disparition. Bien sûr, nous avons de beaux restes, parce que les institutions – et un musée en est une – mettent longtemps à mourir, et aussi parce que des individus comme Françoise Cachin se sont battus. Mais le système muséal est une implacable machine à détruire les musées. Dès lors que les conservateurs, qui étaient des connaisseurs et historiens d’art, habités par le souci de la qualité et de l’intégrité du patrimoine, ont été remplacés par des énarques, des techniciens et des commerciaux, la politique des musées a changé de nature. Le musée-patrimoine devient le musée-marché. Quant aux œuvres, louées moyennant finance, et non plus prêtées, elles deviennent de vulgaires produits utilisés pour la fabrication de ces autres produits que sont les expositions thématiques dites « de prestige », surtout quand elles sont organisées à l’étranger avec le concours d’une multinationale du divertissement. Dans ce monde où la culture a été bannie, la valeur esthétique est détrônée par la valeur marchande et le raffinement par le culte de la laideur, « dérangeante » de préférence.
Vous oubliez, cher Jean Clair, que de grandes expositions permettent aussi à un public très large de découvrir de grandes œuvres. Ne seriez-vous pas un aristocrate masqué qui pense que l’art n’est accessible qu’à une élite ? Peut-on dire que l’exposition Monet, qui a connu une énorme affluence contribuait au « culte de la laideur » ? Mais peut-être est-ce la foule qui, plus que l’exposition, vous donne envie de fuir ?
Il est vrai que la foule me fait fuir. Mais il ne s’agit pas seulement de ma chimie personnelle : dans cette foule qui piétine des heures pour avoir une chance d’apercevoir 250 tableaux, je perçois une forme de démesure, d’hybris, que je ne parviens pas bien à analyser. La volonté démentielle de montrer « tout Monet » est bien la preuve que, pour les directeurs marketing qui sont à la tête des musées, l’important, c’est la quantité. Pour attirer des milliers de visiteurs, on organise des expositions géantes présentant un maximum d’œuvres accolées les unes aux autres mais, surtout, en épargnant au visiteur de fastidieuses explications. Ce genre d’exposition à succès est à la peinture ce que les best-sellers sont à l’édition. Les directeurs marketing que je citais plus haut y trouvent la confirmation par les chiffres de leur conviction profonde, à savoir qu’il est inutile de proposer des expositions conçues avec un minimum d’exigence intellectuelle et d’ambition artistique puisqu’elles coûtent plus et rapportent moins. La « rétrospective » Munch, présentée à Paris par un musée privé, a été montée à la va-vite, ne présentait aucune œuvre d’importance, mais les visiteurs s’y pressaient. Pourquoi se casser la tête ?
Tout cela est certainement vrai, mais les gens qui font la queue ont peut-être un désir profond de voir des œuvres et, même dans le cadre d’expositions à grand spectacle, ils peuvent en voir !
Le visiteur de musée est une sorte de pèlerin moderne. Ses pas, comme ceux des pèlerins à la fin du Moyen Age, sont guidés par l’espoir de trouver un salut et un sens non plus dans les saints, le Christ ou la Vierge, mais dans une supposée jouissance esthétique. Cet espoir s’achève sur une désillusion et un désarroi communs. La solitude de l’homme moderne le pousse à aller en troupeau dans les musées, comme si se rassembler dans un lieu clos pour regarder des œuvres sans les voir allait recréer des liens qui n’existent plus. État, religion, nation, utopie sociale : tout ce qui assurait notre cohésion disparaît. Du coup, pour nos âmes en peine, le culte de l’art est l’une des dernières aventures collectives. Évidemment, ce n’est qu’une illusion qui ne cache même pas l’absence de croyance commune.
Le musée, en somme, serait le nouvel opium du peuple ?
Même pas, malheureusement ! Si c’était le cas, il servirait encore à quelque chose… Le musée est devenu le lieu du divertissement et du loisir qui permet de distraire le visiteur de l’ennui, tout en le maintenant dans l’asile de l’ignorance. Un tableau ne se réduit pas à un amas disparate de couleurs et de formes. Il est une réalité complexe dont on ne peut savourer l’enchantement et apprécier le sens que si l’on possède certaines clés. Comment voulez-vous que les œuvres d’art soient comprises quand il n’y a pas d’enseignement de l’histoire de l’art ? Et quand on ajoute que les collections des musées sont composées, pour plus de la moitié, d’œuvres à caractère religieux, on imagine aisément l’étendue du désastre dans un pays où la laïcité a été interprétée comme la nécessité de faire disparaître la religion non seulement du présent mais aussi du passé. À partir du moment où on ne comprend plus rien ni à l’art, ni à la religion, notre patrimoine artistique est un continent indéchiffrable. Or, je le répète, pour aimer l’art, il faut y comprendre quelque chose.
Si on vous comprend bien, puisque nous avons perdu l’intelligibilité des œuvres, l’Art est mort…
Lorsque Courbet peint Un Enterrement à Ornans, il a à l’esprit les innombrables mises au tombeau du Christ et dormitions de la Vierge. Il transpose une iconographie religieuse dans le registre social et rural. De même, La Mort de Marat, de David, est une référence évidente à La Déposition de Croix du Caravage. Le linge de bain dans lequel gît Marat, c’est le suaire qui enveloppe le Christ. Le coup de poignard de Charlotte Corday, c’est le coup de lance du centurion Longin. Aussi irréligieux que fût David, il puisait son inspiration dans cette tradition. Le néophyte ne peut pas deviner toutes ces significations imbriquées. Elles doivent être apprises. Il faut du travail !
La conclusion de votre propos, c’est que l’avenir des musées n’est pas franchement radieux !
Le musée est aujourd’hui isolé dans une sorte de no man’s land historique et culturel, coincé entre une Europe qui renie son identité fondée sur une communauté de foi, de commerce, d’idéal politique et des sociétés balkanisées par les revendications communautaires. En conséquence, il est régi par le mercantilisme le plus effréné. Ses collections permanentes d’œuvres du passé ne sont que les faire-valoir d’expositions d’art contemporain. De même que les réserves-or de la Banque centrale garantissent l’émission des monnaies-papier (enfin, c’était ainsi dans le monde d’avant), le patrimoine ancien des musées garantit la valeur des assignats de l’avant-garde. La polémique hargneuse suscitée par l’idée d’un Musée national est significative : ce n’est pas par hasard si l’art et la nation meurent en même temps. Cela n’empêche pas, je le répète, qu’il faudrait faire un Musée de l’Europe digne de ce nom. Je serais prêt à mobiliser mon énergie pour ce genre d’aventure, mais je ne lèverai certainement pas le petit doigt pour que le Musée du Louvre attire 10 millions de visiteurs au lieu de 9, ni pour qu’un Musée de l’histoire de France s’ouvre place de la Concorde. Lorsqu’on constate que la France vit dans l’oubli de son identité, c’est un projet qui n’a aucun sens.
Deux disciplines échappent, selon vous, à « l’hiver de la culture » : la danse et la musique.
Oui, pour des raisons physiques. Dans ces domaines, qui supposent une grande maîtrise corporelle et l’apprentissage d’une technique particulière, le « tout le monde artiste ! » est intenable. Sans entraînement intensif du corps, pas de grâce du danseur. Et personne ne peut s’improviser musicien. En art plastique, c’est moins vrai, sauf dans les disciplines qui nécessitent une haute maîtrise technique. Il n’est d’ailleurs pas anodin que les ateliers de gravure aient disparu de la quasi-totalité de nos écoles d’art : on ne grave pas une plaque n’importe comment.
Lorsque vous comparez les foules qui fréquentent les musées aux gens qui se pressaient pour assister aux exécutions sur les places publiques, on se dit que vous aimez tellement l’art que vous n’aimez pas le partager !
Je suis peut-être plus attaché aux objets qu’aux rapports humains. Je vis dans un monde d’objets et de livres parce qu’en transmettant le passé, ils rendent le monde habitable et porteur de sens. Les objets sont très fragiles, mais ils confèrent, comme l’écrivait Arendt, un sentiment d’immortalité à ceux qui les fréquentent. Je suis peut-être comme le libraire trop bibliophile pour se dessaisir de ses livres. Mais je suis un peu plus paradoxal que ce que vous pensez : sinon, aurais-je passé ma vie à tenter de transmettre aux autres l’amour de l’art qui est en moi ?
par François Miclo | 16 décembre 2022 | Histoire
Historien, spécialiste du Grand Siècle et auteur de la biographie de référence de Louis XIV, Jean-Christophe Petitfils a publié, chez Fayard, une biographie du Christ, sobrement intitulée : Jésus. Le livre fait le point de la situation sur les recherches christologiques. Noël est un temps des plus propices pour revenir sur ces questions.
François Miclo. Les historiens n’ont-ils pas tout dit sur Jésus ? Pourquoi lui consacrer près de 600 nouvelles pages ?
Jean-Christian Petitfils. Tout a été dit, mais tout et son contraire. La synthèse des plus récentes découvertes en histoire, en philologie, en exégèse, en archéologie était devenue nécessaire pour reconstituer la vie aussi bien que le caractère de Jésus. Les données de l’archéologie biblique sont en constant renouvellement : on vient de découvrir, en novembre 2011, que le mur des Lamentations ne datait pas d’Hérode le Grand. On a découvert, en 2009, une maison au centre du village de Nazareth, alors que beaucoup d’historiens prétendaient jusqu’alors que Nazareth n’existait pas au Ier siècle. Il y a près de trente ans, j’ai entamé une démarche personnelle : je suis croyant, membre d’une religion incarnée, et j’ai voulu, en tant qu’historien, avoir davantage de précisions. Marc Bloch écrivait : “Le christianisme est une religion d’historiens.” J’ai voulu retrouver le Jésus de l’histoire. Mon livre s’adresse aux croyants comme aux incroyants et s’arrête devant le mystère. L’historien n’a pas à prendre parti quant à la réalité des exorcismes, des miracles et, a fortiori, de la résurrection. Renan, dont on va fêter le 150e anniversaire de sa Vie de Jésus, disait : “Si les miracles ont quelque réalité, mon livre n’est qu’un tissu d’erreurs.” C’est un présupposé scientiste et positiviste que de rejeter et de nier le mystère.
“Tout a été dit, mais tout et son contraire.” Comment expliquer un désaccord aussi persistant sur l’historicité de Jésus ? Les sources, en dehors des quatre évangiles, sont minces. Et quand Flavius Josèphe mentionne un certain Jésus, il est légitime de se demander si ce n’est pas un copiste chrétien qui l’aurait tardivement rajouté…
Ce n’est pas impossible qu’il y ait une interpolation chrétienne du texte de Flavius Josèphe, puisqu’on a retrouvé un texte d’Agapios de Manbij, évêque melchite du Xe siècle, qui nous donne une version plus condensée du Testimonium flavianum, dans laquelle ne figurent pas les éléments contestés. Au-delà, nous disposons d’écrits romains de Tacite, de Suétone ou encore d’une lettre datée de l’an 111 de Pline le Jeune disant que “les chrétiens chantent un hymne à “Chrestos” comme à un dieu”. Indépendamment de ce que nous racontent les évangiles et les lettres pauliniennes, on voit que, dès le début du IIe siècle, les chrétiens étaient réputés croire à la divinité de Jésus. Même Celse, philosophe grec du IIe siècle et adversaire très virulent du christianisme, ne remet pas en cause l’existence historique de Jésus. La contestation de cette historicité est, en réalité, une affaire très tardive et très chargée d’idéologie.
Pourquoi procéder à l’inverse de Jérôme Prieur et Gérard Mordillat, les auteurs de Corpus Christi, en mettant de côté Paul de Tarse et en vous concentrant sur l’évangile de Jean ?
Paul ne nous dit pratiquement rien, en dehors de la 1re Lettre aux Corinthiens, sur le Jésus de l’histoire. Il formule le kérygme, l’énoncé de la foi des premiers chrétiens. Il nous renseigne sur les débats avec les judéo-chrétiens et avec l’Eglise de Jérusalem. Prieur et Mordillat veulent un Jésus sans Eglise. Comme beaucoup aujourd’hui, ils se fabriquent leur propre Jésus. Or, pour l’historien, l’essentiel est ailleurs : les récits évangéliques, qui sont des récits de foi, contiennent-ils une vérité historique et quelle est cette vérité ? J’ai accordé la priorité historique à Jean alors que, d’habitude les historiens partent des évangiles synoptiques (Marc, Luc, Matthieu) et mettent Jean de côté : c’est un texte très symbolique et mystique, dont on ne devrait pas, nous disent-ils, tenir compte. Ce raisonnement me paraît faux. Le récit de Jean est celui d’un témoin oculaire, qu’il nous faut réévaluer par rapport aux trois autres qui, eux, n’ont jamais vu Jésus – même si à l’origine de notre Matthieu actuel se trouve un Matthieu araméen, probablement écrit par l’un des Douze, Lévi dit Matthieu, chef du bureau de péages de Capharnaüm. Les évangiles synoptiques présentent un certain voile par rapport à l’évangile de Jean. D’un point de vue strictement historique, ils me semblent moins fiables : ils résument, dans une optique catéchétique, la vie de Jésus en une seule année. Or, lorsqu’on lit l’évangile de Jean le ministère de Jésus s’étire sur trois ou quatre années. Ainsi nous montre-t-il plusieurs allées et venues, plusieurs discussions avec les autorités juives de Jérusalem ou les pharisiens. Ce sont autant de discussions que les synoptiques rassemblent dans le “procès juif” de Jésus. C’est, à mes yeux, un procès fictif. Jésus n’a pas comparu devant le Sanhédrin en séance plénière. D’ailleurs, tous les historiens du judaïsme l’écrivent depuis longtemps : jamais, au Ier siècle, le Sanhédrin ne se serait réuni au temps de Pessah…
Ouh, le blasphémateur que voilà ! Vous remettez en cause une vérité de la foi !
Non, ce n’est pas une vérité dogmatique. Ce qu’on appelle le “procès juif” de Jésus n’est qu’une présentation schématique des discussions qu’il a eues tout au long de son ministère et qui s’étendent, chez Jean, sur plusieurs chapitres. Les auteurs des synoptiques mettent en scène et rassemblent ces nombreux échanges en un seul récit. Du point de vue historique, ce récit a la même valeur que celui des Tentations : c’est, en quelque sorte, un midrash.
A midrash, midrash et demi : votre Jean me paraît demeurer bien symbolique…
Il a un mode de fonctionnement bien précis : il passe constamment de la réalité historique au mystère. Il assiste, par exemple, aux noces villageoises de Cana. Mais il les transforme en noces eschatologiques, ne nous renseignant ni sur le nom des mariés ni sur leur degré de parenté avec Jésus. Il fait des six jarres de vin le symbole de l’imperfection d’Israël (7 étant le nombre parfait). La tâche de l’historien est de retrouver le soubassement du texte, c’est-à-dire la part de réalité que contient le récit.
Pour autant, Jean se tait sur certains épisodes que les synoptiques développent…
Oui, c’est le cas de Gethsémani, où il reste très elliptique. Quant à la Passion, il ne se prend pas pour Mel Gibson et atténue volontairement les souffrances que Jésus endure lors de la flagellation et de la crucifixion : c’est que son intention n’est pas de sombrer dans le gore, mais de montrer la Croix glorieuse, c’est-à-dire le Christ sur son trône de majesté qui va juger le monde.
Comment séparer ici le bon grain de l’ivraie, la réalité historique de la portée symbolique du texte ?
C’est justement l’intérêt de mobiliser les dernières données mises à notre disposition par la recherche. L’abbé Pierre Courouble, grand spécialiste du grec ancien, a ainsi découvert, il y a quelques années, des latinismes dans deux phrases prononcées par Pilate et rapportées par Jean : “Quelle accusation portez-vous contre cet homme ?” et “Ce que j’ai écrit, je l’ai écrit”. La présence de latinismes dans ces deux phrases nous démontre que Jean était, sinon un témoin direct lorsque ces phrases ont été prononcées, du moins un rapporteur de première main. De même, Jean connaît le nom de la moindre servante des grands prêtres et le moindre arcane du Temple : cela accrédite l’idée qu’il appartiendrait à une famille sacerdotale de Jérusalem. Il est très certainement, comme nous l’indique Polycrate d’Ephèse au IIe siècle, membre de la haute aristocratie hiérosolymite. Il porte le petalum, la lame d’or des grands prêtres de cette époque. Il n’a vraisemblablement rien à voir avec Jean, fils de Zébédée et pécheur de son état…
Ouh là, là, moins vite : j’ai toujours eu du mal avec le nom des disciples…
Souvent, on réduit Jésus à son entourage immédiat des Douze, alors qu’il y avait une multitude de disciples allant et venant, au gré du temps et de leur occupation respective…
Sans compter ses frères et sœurs !
Jésus n’en a jamais eu !
Jacques Duquesne a le droit d’aimer les familles nombreuses, non ?
Oui, mais, dans son Marie, mère de Jésus, il confond frères et cousins. Il ignore notamment les travaux réalisés aux Etats-Unis aussi bien qu’en Europe et qui nous montrent que Jésus est “nazôréen” : c’est un groupe sémite issu de Mésopotamie qui est venu se réinstaller en Galilée et au-delà du Jourdain dans deux villages, dont Nazareth. Ils prétendent être descendants de David et porter, en leur sein, le messie qu’attend Israël…
Tout au long de sa prédication, Jésus semble tenir cette origine comme une vraie croix ! On l’interpelle dans la rue : “Eh toi, fils de David…” Il n’aime pas trop ça…
C’est qu’il ne veut surtout pas qu’on le confonde avec un messie temporel ! Il vit en un temps où il y a déjà eu beaucoup de messies temporels qui se sont révoltés contre l’occupation romaine. C’est le cas de Judas le Galiléen, qui avait fomenté une insurrection, en l’an 6. En représailles, les Romains avaient alors incendié et détruit la ville de Sephoris, située juste à côté de Nazareth. Âgé de douze ou treize ans, Jésus a très certainement aperçu la fumée s’élever au loin et les deux mille croix érigées le long des chemins. Il ne veut pas ça. Et il essaie de rompre avec cette origine qui lui pèse.
Mais comment ! Jésus avait douze ou treize ans en l’an 6 après Lui-même ?
Oui, tout indique qu’il soit né en l’an -7.
Destruction de villes, incendies, crucifixions : c’est une période violente ?
C’est une période d’attente, d’impatience, d’aspiration messianique. Mais c’est une période de relative accalmie : elle succède aux temps troublés qui ont suivi la mort d’Hérode et la déposition de son fils aîné Archélaos. “Sub Tibero quies” (sous Tibère tout était calme), dit laconiquement Tacite. Mais tout était calme, avant l’explosion. Du temps de Jésus, il n’y avait pas de zélotes ni de sicaires. Et quand on parle de Simon le Zélote, l’un des Douze, il s’agit d’un zèle dans la foi : ce n’était pas un révolutionnaire…
Ah mince ! Moi qui croyais que Jésus préfigurait la venue sur la Terre de Stéphane Hessel ! Il n’était donc pas un indigné ?
Non seulement, il n’y a pas de message politique chez Jésus, mais en plus il refusait la politique et le social. Pour la foi chrétienne, le Christ n’est pas le premier des indignés, mais le premier des ressuscités – ce qui est, convenez-en, un peu différent. Certes, il y a bien eu des tentatives de récupération politique du message de Jésus : ce fut le cas avec la théologie de la libération. Or, il ne fait, par exemple, aucune sorte d’allusion à l’esclavage. Jésus n’est pas Spartacus !
Jésus n’était pas Spartacus, mais vous nous apprenez qu’il aurait pu jouer dans un péplum… Ce n’était pas le gringalet aux épaules tombantes du film de Rossellini, mais un beau et solide gaillard !
Mon point de vue se fonde sur les reliques de la Passion. Là se pose le problème de leur authenticité. Longtemps, elle a été sujette à caution. Que ce soit le linceul de Turin, le suaire d’Oviedo ou la tunique d’Argenteuil, les plus récentes découvertes scientifiques invalident ce que nous tenions pour acquis. Ainsi les analyses au carbone 14 menées sur la relique de Turin en 1988 sont aujourd’hui remises en cause. Les incendies qui ont affecté la relique au long des siècles ont causé notamment une forte pollution au carbone. D’autres éléments, comme la détection des pollens, les inscriptions sur le linceul et sur le suaire ou encore la méthode de tissage employée plaident en faveur d’une datation de ces trois reliques au Ier siècle et les situent au Proche Orient. Rajoutez à cela que les tâches de sang et d’humeurs présentes sur les trois reliques se superposent parfaitement et qu’elles correspondent au même groupe sanguin : elles ne sont plus simplement des objets de piété pour le croyant, mais des documents d’étude pour l’historien. Jusqu’à preuve du contraire, elles le renseignent sur l’aspect physique de Jésus et, à travers les épanchements dont elles portent la trace, sur ce que fut sa crucifixion, sa descente de la croix mais également sa mise au tombeau.
Vous publiez ce livre à un moment où la figure de Jésus fait irruption dans le débat public à travers des œuvres comme Piss Christ ou Golgota picnic. Comment expliquer cette focalisation particulière dans une société pourtant largement déchristianisée ?
Ce sont des oeuvres qui probablement ne resteront pas dans l’histoire : ce sont des épiphénomènes. Paradoxalement, elles montrent, au-delà même du dénigrement ou du sacrilège, que la personne de Jésus ne laisse pas indifférents nos contemporains et continue de fasciner. Moi ce qui m’apparaît important, en tant qu’historien, c’est de découvrir la vérité exacte : qui était Jésus vraiment ? Se ressentait-il être le messie d’Israël ? Pensait-il être lui-même le “Fils de Dieu” ou est-ce un sentiment qu’on lui a attribué ultérieurement ? Pourquoi a-t-il été crucifié ? Quels sont les responsables de cette crucifixion ? Voilà des points d’interrogation auxquels j’ai voulu répondre, en faisant abstraction de toutes les œuvres d’art postérieures, critiques ou non, et même des enseignements dogmatiques.
Mais Jésus ne fut-il pas, aux yeux du milieu juif dans lequel il évoluait et notamment des pharisiens, le plus grand blasphémateur de l’histoire ?
Jésus est un provocateur, notamment lorsqu’il guérit un jour de sabbat. C’était un simple artisan de Nazareth et un nazoréen, toujours suspect puisque se prétendant descendre de David. Il n’avait pas suivi l’enseignement des grands rabbins comme Hillel ou Gamliel. Pourtant, il va jusqu’à mettre en cause l’enseignement de Moïse ! “Moïse vous a dit de faire cela, moi je vous dis de faire ceci.” Au nom de quoi, peut-il prétendre cela ? Quand il appelle Dieu “abba” (en araméen, papa), ce n’est pas simplement l’emploi très déférent du mot “père” que font les juifs. Jésus prétend avoir une relation filiale et unique avec Dieu. C’est là où, en tant qu’historien, je dois m’arrêter : je ne peux pas aller au-delà.
C’est plus que de la provoc’. Quand il dit, par exemple, à sa mère, aux noces de Canna ce que l’on pourrait traduire par : “T’es qui toi ?”, cela révèle une violence inouïe dans une société où l’on doit, comme l’exige le Décalogue, “honorer son père et sa mère”.
Oui, il y a une violence prophétique chez Jésus. Elle se manifeste également à l’encontre de villages entiers contre lesquels il jette l’anathème : c’est le cas de Capharnaüm. Le souffle prophétique d’Israël continue à s’exprimer en lui.
Y a-t-il du nouveau à découvrir sur Jésus ?
Oui. Je suis parti d’hypothèses. Si l’on en pose d’autres, on pourra arriver à des résultats différents. La recherche et nos connaissances évoluent. En France, le dernier livre qui poursuivait l’objectif de synthétiser l’état le plus récent des connaissances sur Jésus remonte à celui de Daniel Rops, dont la première édition a paru en 1947, c’est-à-dire avant les découvertes de Qumran et des manuscrits de la mer Morte. Le livre que j’ai voulu faire correspond à une étape, un état des lieux de ce que la science met aujourd’hui à notre disposition pour appréhender le Jésus de l’histoire. Il y en aura très certainement d’autres.